Le Tage scintille au soleil couchant.
Yeux fixés sur les reflets jaunes de « la mer de Paille »
Joâo a toujours voulu rester proche de son estuaire. Là où le fleuve prend ses aises à
Alcochete, le pêcheur a fini par repérer un recoin abrité où il a pu amarrer sa barcasse aux flancs larges.
Sa liberté était d’observer à sa guise la vaste étendue d’eau. Il y voyait des poussières
d’or venues des abysses telluriques de la faille de Lisbonne. C’est là qu’un 1er novembre 1755 à 9h40 du matin un terrible tremblement de terre livra aux flammes
les habitations de la cité suivi d’un tsunami faisant disparaître tous les navires du port.
Joâo passa sa vie sur ce boutre rustique bénéficiant d’une bonne prise, habile à tanguer sur les creux de la houle.
Il s’était aménagé à la proue un recoin pour dormir, au milieu un espace pour se restaurer et rangeait à la poupe tout son matériel de pêche.
Encore enfant il suivit son père, un « gitan de la mer » venu de la côte Atlantique
pour migrer avec les lamproies et les anguilles vers le Haut-Tage. Le père et le fils
avaient coutume d’embarquer ensemble, accompagnés du teuf-teuf du moteur
d’appoint. Il fallait à tout prix se frayer un passage au milieu des îles mouvantes et des courants mortels. Le printemps venu ces hommes aguerris changeaient d’horizon pour devenir flotteurs de bois prêts à vendre aux propriétaires terriens la force de leurs bras. Parfois les caprices d’un fleuve vorace emportaient tout sur leur passage : hommes, chevaux, taureaux.
Que reste-t-il de ces traces de sueur et de sang ?
De nos jours d’énormes bateaux ne cessent de draguer le fleuve vers Santarém.
Le Tage se meurt. A sa source à peine sorti des montagnes ibériques, l’agro-business
intensif transforme le paysage en une mer de plastique et laisse un spectacle de
désolation. Des lacs artificiels enlisés, des barrages continuent d’épuiser
inexorablement le fleuve et de rétrécir son lit de sable. Des poissons morts. Des
odeurs nauséabondes. Des mousses chimiques miroitent le long des berges et défigurent des villages pimpants et colorés.
Finie la pêche des aloses de 5 kilos si abondantes à l’époque de son père !
Joâo s’était juré de fuir ce cauchemar de l’agonie du Tage épuisé par la sécheresse et
les transferts hydrographiques.
Il se réfugia au fil du temps à Alcochete pour installer sa famille.
Sa femme Ana Maria, la cinquantaine alerte, boucles blondes et regard doux, prenait
souvent le relais pour conduire le bateau et s’imposer sur l’eau dans cet univers d’hommes rudes.
La vie suivit son cours. Un fils parti un temps au Timor au bout de la route des épices
vers l’île aux pierres précieuses là où l’or poussait comme les carottes.
L’or ! Les épices ! le rêve des grands explorateurs rassemblés en phalange serrée au
Monument des Découvertes ancré sur un quai de Lisbonne et s’avançant dans les flots du Tage.
Sa fille Nilza, jeune expatriée en Angola bien décidée à se familiariser avec les
départs et les aéroports. Cette fois c’était elle la migrante et non son père.
Partir. Venir. Et suivre le ballet incessant des hirondelles de mer.
Se laisser bercer par le flux et le reflux des marées.
Nilza avait écrit sur son cahier d’écolière :
« Je partirai bien loin un jour
J’accosterai sur une île de velours
La lumière solaire me lave les yeux
Belle atmosphère pour changer de lieu ».
Retour à Alcochete. Le village est devenu son « île d’exil » .
Ne reste face à cette bétonisation sauvage qu’un minuscule enclos et une cabane en
bardeaux posée sur de solides piliers en bois. Accrochés aux murs, des filets, des
harpons, des mesures d’amplitude de la marée collées sur des stickers. Dans le recoin d’une étagère, un globe terrestre et une vieille carte marine.
Rumeur dans la quiétude d’un air nocturne et pénétrant, Joâo entend encore la voix
rauque des vendeuses de fèves, de poissons, de moules et les harangues des
lavandières réfugiées près de l’embarcadère des bateaux. Installé sur un ponton de
bois il devine au loin les lueurs de la ville blanche bien lovée dans son fleuve.
Finis les cauchemars du marin perdu dans la brume les yeux rougis de sel, le visage à
peine éclairé par la lune l’astre de la nuit, le vieux pêcheur a définitivement quitté le
grand large et ses détritus de plastique. Avec la mondialisation du commerce et les tankers géants l’océan est devenu une « sphère immonde ».
Joâo ne proclame rien. Aucun manifeste nihiliste en lui.
La conscience seulement de n’être qu’une goutte d’eau aspirée par les remous du Tage et vouée à disparaître quand l’heure de partir sera venue.
Ne reste dans le creux de sa main calleuse que le court poème de sa fille Nilza de retour d’Angola qu’il relit une dernière fois :
« Le ciel, le vent
Plus loin, l’Océan,
Les reflets du soleil
Sur les vaguelettes
Enflamment leurs visages »
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Texte : ©Thierry Quintrie Lamothe
Paris, mars 2023
Photographies : ©Hervé Hette
Magnifique texte un peu larmoyant mais duquel découle une réalité très touchante. Bravo pour ce texte . Kymo
Un récit fort bien documenté sur une réalité qui nous touche... très belles photos pour
accompagner ce texte poétique.
Jean- Luc pierre Ménard
très beau texte, un peu mélancolique mais qui nous emmène loin...😀
Encore un équilibre fragile qui disparait ! Ton récit, très beau. Une réalité, féroce.